La géopolitique rebat les cartes de l’ESG

Alors que l’ESG a longtemps dicté les règles de l’investissement responsable, les bouleversements géopolitiques récents remettent en question les fondements mêmes de ces critères.

Comment ces transformations redéfinissent-elles l’investissement responsable ?

L’ESG (Environnement, Social, Gouvernance) régit depuis quelques années le cadre de l’investissement, en posant comme principe que les facteurs extra-financiers ont tout autant leur place dans l’investissement que ceux évaluant la performance financière, dans le cadre d’un investissement dit responsable. Mais l’évolution des rapports de force géopolitiques bouleverse aujourd’hui ces critères. Tandis que le pilier social se transforme sous l’impulsion de nouvelles priorités, le volet environnemental perd de sa prééminence face aux réalités économiques et stratégiques. En revanche, la gouvernance semble rester le dernier rempart des exigences ESG, illustré notamment par l’exemple clivant d'Elon Musk.

L'armement et la défense : la fin d'un tabou ESG

Autrefois reléguée au rang des industries éthiquement discutables par les investisseurs ESG, la défense retrouve aujourd’hui une place centrale dans les stratégies d’allocation de capitaux. Face aux tensions internationales et à l’augmentation des budgets militaires, l’armement n'est plus considéré comme une activité incompatible avec des principes de responsabilité sociale.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie a ainsi marqué un tournant, renforcé récemment par l’arrivée de Donald Trump au pouvoir. L’instabilité accrue qui en résulte contraint par ailleurs l’Europe à multiplier les réflexions autour de son réarmement, avec de nombreux pays européens cherchant à renforcer leurs capacités militaires pour assurer leur souveraineté.

Nombre d’entre eux plaident pour une inclusion de la défense dans les standards ESG, arguant que la sécurité est un prérequis au développement durable. C’est ainsi que plusieurs fonds d’investissement qui avaient historiquement exclu les entreprises d'armement de leurs portefeuilles revoient aujourd’hui leur politique, désormais soucieux de soutenir la souveraineté nationale et la paix par la dissuasion.

En France, l'initiative début 2025 d'un label « défense nationale » pour intégrer les entreprises d'armement aux critères ESG illustre cette dynamique. L’idée est de permettre aux banques et aux fonds d'investissement de financer plus facilement ces entreprises tout en garantissant un respect des standards de gouvernance et d’éthique. Cette évolution est également soutenue par des arguments économiques et stratégiques, soulignant que l'industrie de la défense contribue à la sécurité nationale et à la stabilité internationale, des éléments essentiels pour un développement durable.

Environnement : la fin d'une priorité absolue ?

La transition écologique, autre pilier fondamental de l’ESG, subit également des inflexions. Alors que les entreprises avaient pris des engagements ambitieux en matière de décarbonation, les incertitudes géopolitiques et économiques redistribuent les priorités.

Les contextes guerriers créent en effet des situations d'urgence et « d’exceptionnalité » susceptibles d’entraver la mise en place de mesures d’atténuation et d’adaptation aux changements climatiques, pourtant indispensables pour contenir le réchauffement climatique. Ces problématiques peuvent se voir, de fait, mises en retrait et considérées comme moins essentielles.

En témoigne la récente réduction des obligations climatiques pour certains acteurs financiers, qui cherchent à éviter une trop forte exposition aux secteurs jugés à risque. Le retrait de certaines institutions de coalitions comme la Glasgow Financial Alliance for Net Zero reflète cette tendance : le mouvement ESG est passé d’une ambition universaliste à une stratégie plus pragmatique, marquée par des ajustements en fonction des intérêts économiques et politiques nationaux.

La NZBA, principale alliance mondiale des banques pour le climat, s’apprête à demander à ses membres de voter l’abandon de l’engagement d’aligner leurs 54 000 milliards de dollars d’actifs sur l’objectif de l’accord de Paris de contenir le réchauffement climatique à 1,5°C. Ils promettraient désormais d’aligner leurs activités afin de maintenir le réchauffement « bien en dessous de 2°C » et à « poursuivre les efforts pour le limiter à 1,5°C », une cible compatible, par exemple, avec le nouvel objectif de 1,7°C de Morgan Stanley.

Cette proposition « fait suite à l’exode » de quatorze grandes banques américaines depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, dont JPMorgan Chase et Bank of America ainsi qu’à la menace du retrait d’un groupe de banques européennes si la NZBA n’assouplissait pas ses règles.

En Europe, les tensions sur le Pacte vert illustrent bien ce virage : le dogme réglementaire cède peu à peu la place à une réflexion sur le financement et la répartition des efforts. Les conflits armés ont aussi un impact direct sur l'environnement. Outre bien évidemment l’ampleur de son coût humain, la guerre en Ukraine a entraîné une pollution des sols et de l'air bien supérieure à la moyenne, sans parler de la destruction de milliers d'hectares de forêts et de la disparition de la faune marine en mer Noire. L’impact environnemental de la guerre est devenu un sujet central, abordé même lors de la COP28 avec une journée thématique dédiée aux conséquences climatiques des conflits.

Longtemps resté un impensé, l’impact environnemental des guerres suscite de plus en plus d'interrogations sur la scène politique internationale. À titre d’exemple, le ministère de la protection de l'environnement ukrainien établit une liste des crimes environnementaux perpétrés par la Russie depuis le début du conflit et Israël fait l'objet d'accusations concernant l'utilisation de phosphore blanc, un gaz toxique aux effets préjudiciables sur la santé et l'environnement, sur la population gazaouie.

La directive CSRD en sursis : entre simplification et recul écologique

L’Europe revoit sa copie sur la directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive). Adoptée en 2022, cette réglementation impose aux entreprises européennes un reporting environnemental strict, dans le cadre du Pacte vert. Pourtant, face aux critiques des entreprises et au nom de la compétitivité, la Commission européenne propose, via la directive dite Omnibus du 26/02/2025, un report des obligations pour les PME et une simplification des exigences.

Le Parlement européen doit voter le dispositif qui repousserait à 2027 l’entrée en vigueur de la CSRD pour les entreprises de plus de 250 salariés et les PME cotées. Ce sursis est perçu comme un moyen d’éviter une remise en cause plus radicale du Pacte vert, mais il divise. D’un côté, certains eurodéputés et experts y voient une adaptation pragmatique, permettant de préserver l’essentiel des engagements écologiques. De l’autre, des ONG et défenseurs de la transition climatique dénoncent un risque de dilution des ambitions environnementales.

Les premières entreprises soumises à la CSRD ont pourtant montré leur engagement, avec des rapports de grande qualité, bien que marqués par des contraintes administratives lourdes. La directive Omnibus entend répondre à ces difficultés en excluant 80% des entreprises initialement concernées, en simplifiant les normes et en abaissant les exigences d’assurance des rapports. Cette révision interroge: facilite-t-elle la transition écologique ou freine-t-elle les efforts en matière de transparence et de durabilité ?

Si certains voient dans ces ajustements un juste équilibre entre compétitivité et écologie, d’autres redoutent un recul stratégique pour l’Europe, dont l’engagement climatique est un atout économique. L’avenir du Pacte vert repose désormais sur la capacité des institutions européennes à maintenir une trajectoire ambitieuse sans pénaliser l’économie.

La gouvernance, dernier pilier résistant

Si les volets social et environnemental connaissent des transformations majeures, le critère de gouvernance reste fermement ancré dans les exigences ESG. Les débats autour d'Elon Musk et de son impact sur Tesla en sont une illustration parlante. Le patron de Tesla, par ses prises de position politiques controversées et son comportement erratique (soutien de partis politiques européens d'extrême droite, relais de théories du complot, …) met en lumière la fragilité de la gouvernance dans certaines grandes entreprises. L’image de Tesla s’en trouve ternie, ce qui a un effet direct sur ses ventes et sa valorisation boursière.

En Europe, les immatriculations de Tesla ont d’ailleurs chuté de plus de 60% en Allemagne et en France sur le début d’année (données à fin janvier 2025), illustrant l'impact des controverses autour du dirigeant sur la perception de la marque, et ce dans un marché de la voiture électrique qui se porte bien.

Les réactions des investisseurs ne se sont également pas fait attendre : de nombreux actionnaires plaident pour une gouvernance plus structurée et dépersonnalisée. Certains analystes recommandent à Tesla de s’éloigner de son fondateur dans sa stratégie de communication afin de limiter les effets négatifs sur les ventes. Cette situation met en lumière l'importance de la gouvernance dans la stabilité et la réputation des entreprises, un pilier essentiel des critères ESG.

Vers une nouvelle définition de l’ESG

Face à ces bouleversements, l’ESG semble à un tournant. Désormais, les entreprises doivent composer avec des exigences adaptées aux réalités géopolitiques et économiques.

Le concept d'investissement responsable n'est pas abandonné, mais il se redéfinit sous une forme plus pragmatique. L'inclusion de la défense dans certains portefeuilles ESG, la flexibilité accrue sur les engagements climatiques et le maintien d'exigences de gouvernance forte montrent que l'ESG évolue pour s'adapter à un monde en constante mutation.

Achevé de rédiger le 17/04/2025 par Aline Mai, gérante de portefeuilles.

Ce document est exclusivement conçu à des fins d’information. Les données chiffrées, commentaires ou analyses figurant dans ce document reflètent le sentiment à ce jour de Dubly Transatlantique Gestion sur les marchés, leur évolution, leur réglementation et leur fiscalité, compte tenu de son expertise, des analyses économiques et des informations publiques possédées à ce jour. Ces données sont en conséquence susceptibles de changer à tout moment et sans avis préalable. Les éventuelles informations faisant référence à des instruments financiers contenues dans ce document ne constituent en aucune façon une analyse financière, un conseil en investissement ni une recommandation d’investissement. Leur consultation est effectuée sous votre entière responsabilité. Toute opération de marché sur un instrument financier comporte des risques, en particulier un risque de perte en capital. Toute reproduction de ce document est formellement interdite sauf autorisation expresse de Dubly Transatlantique Gestion.